Le 15 août 1944, les Alliés ouvrent un second front afin de libérer le territoire français : ils lancent le débarquement de Provence, pour lequel les autorités françaises en exil ont mobilisé de très nombreux soldats venus des colonies. Que sait-on du rôle que les combattants africains ont joué dans ces opérations et dans les combats qui ont suivi à l’intérieur du territoire français ? Pourquoi ce débarquement de Provence est-il longtemps resté dans l’ombre du Débarquement de Normandie ? Explications de Claire Miot, historienne et autrice du Débarquement de Provence. Août 1944.
Pourquoi les Alliés décident-ils de débarquer en Provence ?
L’idée, c’est en fait d’appuyer un débarquement qui sera le débarquement principal [le Débarquement de Normandie, NDLR] par une autre opération dans le sud de la France, afin de renforcer l’assaut plus global contre la forteresse Europe.
Les Alliés évoquent la question d’une opération dans le sud de la France lors de la conférence de Washington en mai 1943. Mais en fait, ce qu’il faut bien voir, c’est qu’à ce stade, l’idée d’une opération frontale contre la forteresse Europe n’a pas encore le vent en poupe. Depuis le début de la guerre, les Britanniques ne veulent pas de stratégie frontale contre le Reich. Ils veulent une stratégie périphérique : frapper l’Allemagne nazie là où elle est la plus faible, c’est-à-dire ne pas frapper directement contre le mur de l’Atlantique, mais plutôt en Méditerranée. D’où le fait que l’on décide de débarquer en Afrique du Nord en novembre 1942, en Sicile en mai 1943, puis qu’on décide de combattre les Allemands dans la péninsule italienne.
Au bout d’un moment, ce sont plutôt les visées des Américains qui l’emportent… et « Overlord » [le Débarquement de Normandie, NDLR] devient une priorité absolue. Comme « Overlord » devient une priorité absolue, son pendant méditerranéen devient également une priorité. Pourtant, c’est finalement aux premiers jours d’août 1944 qu’on dit : « Bon, c’est fini, on lance véritablement l’opération "Anvil-Dragoon" » [Le débarquement de Provence, NDLR]
L’opération est donc lancée au tout dernier moment ?
C’est vraiment au dernier moment que le général Wilson, qui commande le théâtre d’opération méditerranéen, reçoit véritablement les ordres. Cela ne veut pas dire que, pendant ce temps-là, les préparatifs ne s’accélèrent pas, bien évidemment, mais on peut dire que cette opération est discutée jusqu’à la fin du mois de juillet, début du mois d’août.
Concernant les préparatifs, justement, à partir de quand et comment se fait le recrutement des troupes coloniales qui vont débarquer lors du débarquement de Provence ?
En fait, ces troupes coloniales sont de deux origines. Vous avez d’abord des troupes coloniales qui ont été levées par la France libre. Parce que cette France libre, elle a eu une assise territoriale en Afrique-Équatoriale française à partir du ralliement du mois d’août 1940.
L’autre élément, c’est que, à partir de novembre 1942, les Alliés débarquent en Afrique du Nord. Cette Afrique du Nord, donc, n’est plus sous obédience vichyste à partir de 1943. Elle bascule dans une obédience « France combattante ». À partir de là, tout l’enjeu pour le général de Gaulle, c’est de reconstituer véritablement un outil militaire. Il a en tête que, pour que la France soit une puissance victorieuse, elle doit être une puissance combattante. L’armée est vraiment un outil au service de la politique du général de Gaulle.
Il faut d’abord négocier avec les Américains et les Britanniques, parce qu’il faut des armes. C’est tout l’objectif de la conférence d’Anfa, en janvier 1943, [conférence qui a eu lieu à l’hôtel Anfa de Casablanca au Maroc, NDLR], au cours de laquelle Roosevelt accepte d’armer un certain nombre de divisions françaises. C’est le début du réarmement de l’armée française. À partir de là, comme la métropole est occupée, où peut-on recruter ? Dans l’Empire ! On va d’abord recruter des Européens. Tous ces Européens d’Algérie, mais aussi du Maroc – ils sont moins nombreux – et de Tunisie vont être mobilisés. Et puis surtout, on va mobiliser ceux que j’ai appelé des « soldats colonisés ».
Ces soldats, quels qu’ils soient, sont des soldats qui n’ont pas la citoyenneté française. De ce point de vue-là, l’armée française est une armée impériale et coloniale, c’est-à-dire qu’elle reproduit en son sein une hiérarchie coloniale que l’on retrouve dans le reste de la société coloniale. C’est très important : au-delà d’un discours qu’on pourrait entendre, un peu nostalgique, autour d’une fraternité d’armes entre les colonisés de l’époque et leurs cadres européens – cela ne veut pas dire que cette fraternité n’a pas pu exister –, on parle quand même de soldats qui n’ont pas les mêmes droits.
Pour vous donner une idée de l’ampleur de cet appel à l’Afrique à partir de novembre 1942, quelques chiffres : 134 000 Algériens, 73 000 Marocains, 26 000 Tunisiens, 80 000 soldats d’Afrique subsaharienne vont être appelés sous les drapeaux. Tous ne se retrouveront pas en Provence. Mais cela donne une idée de cette mobilisation.
Et ces troupes se retrouvent à un même endroit ou s’entraînent séparément ?
Ce sont des hommes qui ont des parcours très différents. Là où ils se retrouvent, si je puis dire, c’est en Tunisie en 1943. La première fois que des divisions venant d’horizons très différents vont combattre ensemble, c’est en mai 1943. Et puis il y a surtout l’Italie. C’est vraiment en Italie que la plupart des hommes, que l’on va retrouver ensuite en Provence, font leur première véritable expérience combattante… C’est l’Italie 1943-1944 qui crée le ciment au sein de l’armée française.
Qui débarque en France le Jour J ? À partir de quand est-ce que les troupes dites coloniales arrivent sur le sol français ?
Le Jour J, le 15 août 1944, à part quelques commandos français qui débarquent au Cap Nègre, ce sont principalement des Américains et un peu des Britanniques qui débarquent. Pourquoi ? Parce qu’on estime que les Américains ont une meilleure expérience des opérations amphibies, c’est-à-dire de la mer vers la terre. Les Français sont relégués dans la seconde vague, à l’exception d’un certain nombre d’unités d’élite.
Les soldats colonisés ne débarquent qu’à partir du 16 ou 17 août 1944. Je pense notamment à la 1ère DFL, cette 1ère division française libre où l’on retrouve des bataillons de marche qui viennent d’Afrique-Équatoriale française… et à la troisième division d’infanterie algérienne qui, elle, a été reconstituée à partir de novembre 1942 et dans laquelle on trouve principalement des cadres européens et des soldats colonisés algériens.
Le débarquement se passe relativement bien, les pertes sont relativement limitées. Il y a localement quelques combats un peu difficiles, en particulier autour de Saint-Raphaël, mais ce sont plutôt les Américains – ils ont débarqué avant – qui se heurtent à de farouches résistances. En réalité, les combats les plus durs ont lieu quelques jours plus tard. Ces combats difficiles, ils ont lieu en particulier pour approcher Toulon, parce que l’enjeu pour les troupes de l’armée française, c’est de libérer Toulon et Marseille, deux ports importants qui permettront ensuite d’alimenter l’ensemble du Front d’Europe occidentale. C’est là qu’on trouve les pertes les plus importantes, en particulier autour de Hyères où la 1ère division française libre se heurte à de farouches résistances de la part des Allemands… et surtout autour de Toulon où l’on retrouve en particulier les régiments de tirailleurs sénégalais de la 9e division d’infanterie coloniale. Pourquoi ces combats autour de Toulon et Marseille sont-ils difficiles ? Parce qu’Hitler a bien compris que ces ports avaient une importance stratégique de première ampleur.
Que sait-on du rôle que les combattants africains ont joué dans les affrontements qui ont conduit à la libération du territoire français de manière générale ?
Après la libération, d’abord de Toulon, puis de Marseille, la Ière armée française va remonter la vallée du Rhône, va libérer Lyon – pour le coup, il n’y a pas de combat, puisque la ville a été désertée par les troupes allemandes en retraite la veille. Ensuite, ces troupes vont en gros suivre la ligne de front, rejoindre Dijon et ensuite les Vosges. Et c’est à partir de là que les combats vont s’intensifier. Pourquoi ? Parce que Hitler a pour le coup donné l’ordre à ses hommes de tenir la frontière… et la frontière, pour lui, ce sont les Vosges, ce n’est pas le Rhin. Le front va donc se stabiliser à partir de mi-septembre 1944 sur cette ligne des Vosges. Les combats vont s’enliser jusqu’à la réduction de la poche de Colmar au début du mois de février 1945.
Ces soldats colonisés, tirailleurs sénégalais, bataillons de marche, goumiers marocains, vont se retrouver dans des combats extrêmement difficiles, statiques. On est à bien des égards sur une guerre de position qui rappelle les combats difficiles en Italie à l’hiver 1943-1944 et même, pour certains, les durs combats de la Grande Guerre, encore très ancrés dans l’imaginaire. Les combats sont d’autant plus difficiles que l’hiver est particulièrement difficile. On a des températures qui descendent jusqu’à -30 degrés dans les Vosges et dans la plaine d’Alsace en janvier 1945. On assiste à des épidémies de ce qu’on appelle des « pieds tranchés », en fait des pieds gelés, qui déciment littéralement toutes les unités, autant les soldats colonisés que les Européens et que les anciens maquisards métropolitains ayant rejoint les rangs de cette armée française.
Peut-être faut-il souligner qu’une partie de ces soldats d’Afrique subsaharienne vont être retirés du front en octobre 1944. Il s’agit des soldats d’Afrique subsaharienne qui combattent au sein de la 1ère division française libre et des soldats d’Afrique subsaharienne qui combattent au sein de la 9e division d’infanterie coloniale. Le Comité français de libération nationale qui, entre-temps, est devenu le Gouvernement provisoire de la République française, ainsi que les autorités militaires, décident de retirer ces hommes des rangs. C’est à peu près quinze mille à vingt mille hommes que l’on va retirer du front. Et, à leur place, on va mettre des anciens volontaires, des maquisards qui ont rejoint les rangs de l’armée française. C’est ce qu’on a appelé le « blanchiment », avec tous les guillemets qu’on doit utiliser pour cette expression qui est l’expression de l’époque.
Comment expliquer ce « blanchiment » ?
Il y a plusieurs raisons. La première est liée aux représentations des cadres militaires de l’époque : ils estiment que les soldats d’Afrique subsaharienne ne sont pas adaptés à l’hiver européen. La deuxième raison est une raison plus politique, c’est-à-dire que l’enjeu, dès lors qu’on est sur le territoire métropolitain, est d’amalgamer des volontaires, des maquisards à l’armée française qui doit avoir, si c’est possible, un visage moins colonial que précédemment aux yeux des Alliés. Et la troisième raison, c’est qu’on envisage d’utiliser ces hommes dans un autre théâtre d’opération, le théâtre extrême-oriental. On peut dire qu’à partir d’octobre-novembre 1944, il n’y a plus, ou de manière très résiduelle, de soldats d’Afrique subsaharienne dans les rangs de l’armée française, puisqu’ils ont été retirés du front et envoyés dans des camps dans le sud de la France, en particulier près de Fréjus où ils vivent dans des conditions particulièrement difficiles.
Concernant l’après-libération du territoire français… Les autorités françaises ont très peur de ces hommes qui ont été au contact des Français et des Françaises !
Oui, il y a une ambivalence. Les autorités politiques vont célébrer le rôle de ces troupes coloniales dans la libération de la France. C’est vraiment faux de dire que ces troupes sont tout de suite oubliées, ce n’est pas du tout le cas. En 1945, précisément parce qu’on tient à l’Empire, parce qu’on célèbre l’Empire, parce qu’il y a un consensus autour de l’idée que l’on doit maintenir l’empire colonial alors même que cet empire est en train de craquer, eh bien on va célébrer ces troupes coloniales.
À la fois on célèbre ces troupes coloniales et, en même temps, il y a un certain nombre d’inquiétudes, d’ « anxiétés coloniales » autour de ces troupes. Pourquoi ? Parce que les cadres européens ont le sentiment que la défaite de 1940 a humilié le colonisateur et donc a largement entamé son prestige au sein des populations coloniales en général et que, à partir de là, ces hommes peuvent s’éloigner de l’Empire. Il y a aussi cette idée très ancrée chez les cadres européens que la société métropolitaine est beaucoup plus permissive que les sociétés coloniales en matière de « relations interraciales »… et que, donc, les métropolitains acceptent un peu plus les relations entre colonisés et femmes métropolitaines. Je ne sais pas si c’est la réalité, mais en tout cas c’est très ancré dans les représentations des cadres européens. On trouve dans les archives militaires un certain nombre de rapports de morale émanant des cadres européens de ces troupes coloniales, qui disent en substance : maintenant que ces hommes ont eu des contacts avec des femmes françaises, ils ne respecteront plus, en tant qu’elles sont des femmes du colonisateur, ces femmes en Algérie, au Maroc, en Tunisie. Et puis, dernier point qu’il faut souligner, au moment de la démobilisation de ces hommes, le problème c’est qu’il est très difficile, du fait des pénuries de bateaux, de les transporter très rapidement dans leur colonie d’origine. Clairement, ils ne sont pas prioritaires. Et donc ils vont attendre des semaines, des mois dans des cantonnements où les conditions de vie sont particulièrement difficiles… ça va nourrir des rancœurs, de l’impatience qui produisent un certain nombre de mutineries dans le sud de la France. Il faudrait, encore une fois, les étudier plus en détail… Mais toujours est-il que ces mutineries, ces contestations ne vont faire que conforter ces Européens dans l’idée qu’effectivement, ces troupes coloniales sont dangereuses, il faut s’en méfier, etc. Au moment des démobilisations, ce que montrent les sources, c’est cette inquiétude très forte des officiers coloniaux vis-à-vis de ces hommes-là.
Est-ce que cela veut dire que ce débarquement de Provence a joué un rôle, d’une certaine manière, dans la marche de l’Afrique vers la décolonisation ?
Il est à mon avis difficile de donner un sens univoque à ces contestations, ces mutineries dans ces cantonnements, etc. Moi, ce que je vois, au travers des sources que j’ai pu mobiliser, c’est plutôt une extrême lassitude, un sentiment d’injustice. Mais je n’ai pas vu de revendication politique anti-coloniale structurée. Cela ne veut pas dire qu’elle n’ait pas existé, mais il est très difficile en tout cas d’y avoir accès. Sans doute que cette expérience a joué… Nécessairement… Tout simplement parce que ces hommes qui venaient d’Afrique du Nord ou d’Afrique subsaharienne ne sont pas rentrés indemnes chez eux. Cette expérience de la guerre, quelle qu’elle a pu être, a nécessairement joué dans leurs représentations de la « mère patrie ». Dans quel sens exactement et selon quels procédés ? C’est beaucoup plus difficile à élaborer.
Pourquoi la mémoire de ce débarquement de Provence est-elle si peu développée, selon vous ?
Dans un premier temps, ce débarquement n’a pas été oublié. Ces troupes coloniales sont célébrées en 1945, dans le but de célébrer l’Empire, à un moment où l’idée que la France doit être impériale fait consensus au sein de l’opinion publique. En revanche, quelques années plus tard s’amorce le processus de décolonisation. Et là, ça change tout. Pourquoi ? Après les décolonisations, il devient malgré tout difficile de célébrer des soldats d’Afrique subsaharienne, des soldats d’Afrique du Nord pour cette France « post-coloniale ». Mais surtout, à mon sens, parce que des cadres européens, et en particulier des cadres européens que l’on retrouve dans cette première armée française, je pense à Raoul Salan, je pense à Augustin Guillaume, sont des hommes que l’on va ensuite retrouver pendant la guerre d’Algérie, du côté des défenseurs à tout prix de la souveraineté française en Algérie. Le colonel Salan est à la tête d’un régiment de tirailleurs sénégalais qui libère Toulon en août 1944. C’est, en ce sens, un héros de la bataille de Toulon. Mais le colonel Salan deviendra plus tard le général Salan qui sera à la tête de l’OAS, l’Organisation de l’armée secrète, une organisation terroriste luttant pour le maintien de l’Algérie sous domination française. Il deviendra en plus un officier putschiste. Bref, difficile de célébrer son régiment de tirailleurs sénégalais qui libère Toulon quand on parle de Salan.
D’autres éléments peuvent évidemment jouer : le fait que malgré tout, il s’agit d’un débarquement de moindre ampleur que le Débarquement de Normandie. On n’est pas du tout sur les mêmes effectifs que le Débarquement de Normandie. Et puis, surtout, au moment où a lieu le débarquement en Provence, le 15 août 1944, le sort de la bataille ne fait plus guère de doute, au moins à échéance moyenne. C’est-à-dire que, autant jusqu’au début du mois d’août, les Alliés s’enlisent en Normandie, les combats sont absolument terribles... autant le 15 août, l’issue des combats en Europe occidentale ne fait plus de doute. Et donc, l’importance stratégique du débarquement de Provence paraît nécessairement secondaire. Autre argument : Normandie = libération de Paris. Et de ce point de vue-là, évidemment, libérer Paris est plus symbolique et plus fort, si je puis dire, que libérer Marseille, Toulon ou encore Lyon et Dijon.
Il me semble qu’il y a un tournant dans les années 2000-2010. Ce tournant, on le voit en particulier avec le succès du film Indigènes, sorti en 2006, de Bouchareb, qui met à l’honneur pour la première fois, il faut bien le dire, le rôle des troupes coloniales dans la libération de la France. Et surtout, ce film permet un débat public autour de la question de la cristallisation des pensions des vétérans coloniaux… Je vois les choses s’accélérer dans les années 2010 et en particulier avec le 70e anniversaire du débarquement en Provence en 2014, où le président Hollande va véritablement célébrer la dette de sang que la France a vis-à-vis de l’Afrique. Alors, bien sûr, il le fait dans un contexte très particulier qui est celui de l’opération « Barkhane ». Il s’agit de justifier l’intervention française au Mali en disant que c’est le juste retour du sang qui a été versé par les combattants en 1944. Toute commémoration est éminemment politique, évidemment. Mais malgré tout, je pense que cela va au-delà de ça. C’est-à-dire qu’on entre, à mon avis, dans une ère « coloniale » de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Maintenant, et je le vois même dans la préparation de la commémoration du débarquement en Provence, cette question coloniale est centrale.
Source : rfi
- 1er octobre 2024
- 30 septembre 2024