Le 30 juillet 1999 au Maroc, Mohammed VI est couronné, succédant à son père défunt Hassan II. Décryptage de la politique étrangère du royaume depuis les vingt-cinq ans de règne du souverain avec Pierre Vermeren, historien spécialiste du Maghreb.
Entretien réalisé avant la révélation d’une lettre d’Emmanuel Macron adressée au roi du Maroc dans laquelle « la France considère que le présent et l’avenir du Sahara Occidental s’inscrivent dans le cadre de la souveraineté marocaine ».
Y a-t-il eu un changement notable, et si oui lequel, dans la politique étrangère du Maroc depuis l’accession au trône de de Mohammed VI ?
Pierre Vermeren : C’est plus qu’un changement notable parce que d’abord, on parle d’une longue période de 25 ans où il s’est passé énormément de choses, notamment des grands événements et des grandes crises internationales qui ont parsemé le règne. 2001, la crise économique de 2008 et ses suites qui ont été très dures pour l’Afrique du Nord entre 2008 et 2010, le Hirak algérien, le Hirak marocain, la guerre en Syrie, les printemps arabes à partir de 2011, et puis le Covid. Toutes ces crises, sans parler de la crise maroco-algérienne, ont parsemé le règne et ont obligé à chaque fois à des réactions rapides de la part de la monarchie et des acteurs de la diplomatie marocaine. Elles les ont poussés à sortir de toutes les habitudes possibles pour aller au-delà et aller voir leurs partenaires, les rencontrer. Donc, il y a une dynamique qui a été impulsée. Et je ne parle même pas, bien sûr, des événements récents de cette année que sont la crise au Moyen-Orient et la guerre à Gaza.
Les changements, c’est donc d’abord beaucoup d’activités pour réagir aux crises à chaud et essayer de les contenir, des crises imposées par l’histoire. D’autre part, certainement, c’est une dynamique de tensions avec un certain nombre de pays. Le Maroc avait une diplomatie déjà assez ouverte à tous les pays occidentaux et à tous les alliés du camp occidental, puisque Hassan II avait fait une diplomatie de Guerre froide, mais maintenant, on voit que le Maroc parle à tous les acteurs, que ce soit les grandes puissances, les grandes puissances du Nord et du Sud, la Russie, la Chine bien sûr, mais aussi les acteurs du Moyen-Orient, les acteurs africains. Et on a eu avec beaucoup d’entre eux, y compris avec la France et l’Espagne, des crises, avec les États-Unis aussi, des stratégies, de la tension, sur certains dossiers puisque c’est une diplomatie très réactive, qui utilise la crise comme moyen de règlement de ses ambitions.
Et puis enfin, c’est un roi voyageur qui a passé une très grande partie de son règne à l’étranger dans des très longs séjours parfois médiatisés, comme sa tournée en Amérique latine au début de son règne ou ses longs séjours en Europe ou en Afrique. Parfois, le roi passe plusieurs mois dans des voyages, soit stables auprès de ses amis, soit itinérants et donc tout ça fait des caractéristiques tout à fait inédites dans la diplomatie marocaine.
Peut-on dire que Sahara occidental est au cœur de la politique étrangère marocaine ?
Ça ne fait aucun doute. C’est-à-dire que les relations avec l’Europe, les relations avec l’ONU et les États-Unis, les relations avec Israël et les pays du Moyen-Orient, les relations avec les pays d’Afrique et bien sûr les relations avec les pays du Maghreb, sont totalement dominées par ce prisme de la politique saharienne qui occupe l’essentiel du travail diplomatique marocain. Il s’agit de faire reconnaître la marocanité sans condition du Sahara occidental, qui est l’ancien Sahara espagnol que le père de Mohammed VI, Hassan II, avait incorporé à partir de 1975 au territoire marocain, mais sans la reconnaissance internationale. Et toute la politique de Mohammed VI dans ce domaine, qui est effectivement essentiel, consiste à la faire reconnaître par les différents partenaires.
Il faut obliger ces partenaires à choisir entre le Maroc et l’Algérie, l’Algérie étant le soutien du Polisario qu’elle héberge sur son sol dans le Sahara, à Tindouf. Il faut contraindre les organisations internationales, l’ONU, l’Union africaine, mais aussi bien sûr les grands partenaires en premier, les Occidentaux, mais aussi les adversaires historiques du Maroc et alliés de l’Algérie que l’on trouve en Afrique, en Asie. Il faut faire un véritable travail de couturier pour aller les chercher un à un.
Et de ce point de vue, le Maroc a marqué des points, incontestablement, ce qui explique aussi le regain de tension avec l’Algérie qui a rompu il y a trois ans les relations diplomatiques avec le Maroc de manière définitive. Le niveau de crise, donc, n’a jamais été aussi fort entre les deux voisins.
Quelle est la position du Maroc vis-à-vis de ses partenaires arabes depuis le 7 octobre ?
Il faut rappeler que le roi du Maroc est le président du Comité Al-Qods, le Comité Jérusalem, c’est une fonction qu’occupait son père et qu’il a reprise, et qui fait qu’il est l’un des acteurs officiels du conflit israélo-palestinien.
Hassan II avait toujours maintenu des relations secrètes, parfois affichées, mais disons globalement secrètes, personnelles, où il y a des médiateurs ou des diplomates, ad hoc ou pas, avec l’État d’Israël. Mais la politique du Royaume, bien sûr, était le soutien officiel à la cause palestinienne, qui n’était pas aussi direct que d’autres pays arabes puisque Hassan II avait toujours dit que ce conflit était très loin et d’une certaine manière, concernait peu le Maroc.
Son fils a voulu améliorer d’emblée les relations avec Israël. Il a créé, au début de son règne, un bureau de liaison maroco-israélien que les différentes guerres de Gaza dans les années 2000 l’ont obligé à fermer. Mais, dans les derniers mois du règne de Trump, on a eu, sous l’égide des États-Unis, ce qu’on a appelé les accords d’Abraham et que le Maroc a rejoints. Ces accords lient les États-Unis, Israël, les Émirats arabes unis qui est un pays très lié au Maroc.
Le Maroc a rejoint ces accords et a fait une paix, finalement, avec Israël en échange de la reconnaissance par cet État de la marocanité du Sahara. On a donc vu se mettre en place, pendant près de deux ans, une coopération intense entre le Maroc et l’État d’Israël dans tout un tas de domaines, notamment le tourisme, mais aussi la stratégie agricole, etc.
[L’attaque] du 7 octobre 2023 a donc percuté cet accord et a obligé le Maroc à mettre en veille cette coopération, mais sans vouloir la rompre. De ce fait, par rapport à l’Algérie, à la Tunisie, il y a une très grande différence d’approche du conflit avec une approche marocaine qui est plutôt modérée, comme d’ailleurs la plupart des pays arabes du Moyen-Orient qui ne sont pas engagés dans cette affaire et qui ne remettent pas fondamentalement en cause la politique israélienne - aussi bien l’Égypte que de l’Arabie saoudite, les Émirats, etc. Les accords d’Abraham n’ont pas été dénoncés non plus par le Soudan ou par la Jordanie.
Il y a donc une approche évidemment plus difficile, par rapport aux opinions publiques surtout - ce qu’on appelle la rue arabe -, car celles-ci sont très en pointe contre Israël. Mais les appareils d’État arabes, et de ce point de vue-là le Maroc est plutôt à l’unisson, sont beaucoup plus modérés si l’on excepte certains États comme l’Algérie ou la Tunisie par exemple.
Quel est l’objectif de la diplomatie marocaine très active sur le continent africain ?
C’est effectivement la grande nouveauté aussi du règne, c’est qu’il y a une réorientation, en partie, de la diplomatie marocaine vers l’Afrique. Hassan II avait tout misé sur l’Europe. Il avait même espéré que le Maroc intègre la CEE et l’Union européenne. Mais les Européens ayant clairement dit non, Mohammed VI a réorienté la politique vers le continent.
Il l’a fait à la fois pour des raisons d’amitié, parce qu’il était très proche de certains souverains comme l’ancien président Ali Bongo au Gabon, mais aussi parce qu’il pense que ses relations avec le monde arabe n’ont pas tenu ses promesses, qu’il a certes de bons rapports avec les monarchies du Golfe, mais qu’on a vu au moment de la crise de 2008-2010, que c’était des partenaires instables puisque ils pouvaient investir énormément au Maroc et tout d’un coup, du jour au lendemain, retirer leurs capitaux.
Et donc, les Marocains se sont dit : l’Occident est fatigué par la crise économique, il ne veut pas qu’on intègre l’Union européenne, il s’affaiblit, il envoie moins de touristes ; le Moyen-Orient, c’est l’instabilité et l’incertitude alors qu’il y a l’Afrique aux portes du Maroc. Il faut donc se tourner vers le l’Afrique. Il y avait alors un objectif, je dirais économique, stratégique, et aussi un objectif, bien sûr, lié au à la politique du Sahara occidental.
Le Maroc, d’ailleurs, est rentré après des décennies d’absence au sein de l’Union africaine. Ça a été un choix stratégique fait en 2017 afin d’être dans la place aux côtés de la République arabe sahraouie démocratique, qui représente les Sahraouis et que l’Algérie avait fait intégrer il y a longtemps - c’est pour ça d’ailleurs que le Maroc en était parti. Le Maroc a ainsi travaillé, milité, à l’intérieur de l’organisation pour faire reconnaître par les amis de l’Algérie, le Sahara.
Il a bénéficié pour ça d’une conjoncture favorable avec la disparition de Kadhafi au début des années 2010, par l’affaiblissement aussi de l’Algérie à l’époque du président Bouteflika, très effacé à la fin de son règne. Le roi du Maroc a réussi à retourner un certain nombre de pays africains sur ce dossier, notamment en passant de très longs séjours en Afrique, en rencontrant beaucoup de chefs d’État. Il a fait des grandes tournées, un peu comme faisaient les présidents français autrefois en Afrique.
Et puis il a investi, il a utilisé ses banquiers pour aller créer des banques, notamment en Afrique de l’Ouest puisque en entrant dans l’Union africaine, il est rentré dans la Cédéao aussi ; en se mêlant à des conflits, notamment des conflits au Sahel, et en utilisant sa diplomatie religieuse de « commandeur des croyants » pour lutter contre le salafisme qui se répand, on le sait, à grande vitesse au Sahel et notamment au Mali. En accueillant aussi, par exemple, des imams maliens pour leur formation islamique.
Donc tout ça fait qu’il y a un investissement, qu’il ne faut pas d’ailleurs surévaluer parce que les échanges avec l’Afrique, que ce soit sous forme d’investissements ou sous la forme d’échanges commerciaux, restent modestes. Cela ne représente qu’une partie mineure peut-être de l’ordre de 15 ou 20% maximum des échanges marocains.
En revanche, ce n’est pas forcément réciproque. Est-ce que les pays africains vont investir au Maroc ? Pour l’instant ce n’est pas le cas.
Le Maroc s’affiche [aussi] comme une puissance aujourd’hui migratoire, même s’il accueille peu d’immigrés africains. Il y en a sur son sol évidemment, comme dans tous les pays du Maghreb, mais il s’est attaché, par exemple, à légaliser la présence de quelques dizaines de milliers d’Africains pour dire qu’il n’était pas, comme les Tunisiens ou d’autres, dans une politique uniquement de transit, voire d’affrontement. Bien sûr, on peut compter sur le Maroc et Mohammed VI pour faire une communication très bien huilée sur cette question de l’Afrique.
Est-ce le politique, l’économique, le culturel ou le religieux qui prime dans la diplomatie marocaine depuis 25 ans ? Ou est-ce que c’est un tout ?
C’est un tout, mais qui est axé autour de la reconnaissance par les États étrangers de la marocanité du Sahara. Le rêve du Maroc, c’est d’avoir un jour à l’ONU une majorité, qu’il a déjà d’ailleurs, capable de faire basculer le vote de l’Assemblée générale en faveur d’une reconnaissance sans condition de la marocanité du Sahara. Pour l’instant, l’ONU arbitre sur le terrain, [...] ses membres (la Minurso) sont là depuis presque un demi-siècle pour faire régner le cessez-le-feu.
Le Maroc a des intérêts économiques, il a des intérêts religieux, il a des intérêts stratégiques et tout se met en ligne autour de cette politique.
D’ailleurs, c’est très intéressant de voir que le pays a [mobilisé] tous ses think-tanks, tous ses chercheurs en géopolitique autour de cette question. Il sait faire beaucoup de travaux pour montrer que c’est ça l’essentiel de sa politique.
Il faut aussi suivre les migrants marocains qui sont en Europe, qui ne sont pas du tout en Afrique. Ils sont en Espagne, en France, en Italie, en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Suède, un peu en Angleterre. Et c’est là aussi qu’il y a un angle caché parce qu’on n’en parle pas beaucoup, mais c’est fondamental puisque des millions de citoyens marocains, et leurs enfants d’ailleurs, ou leurs petits-enfants parfois, vivent en Europe et le Maroc accorde une très grande importance aussi à cette question.
Quid des relations aujourd’hui entre Rabat et Paris ?
Les relations entre Rabat et Paris ont traversé leur plus grosse crise depuis l’affaire Ben Barka à partir des cinq ans de François Hollande, notamment à cause de la tentative d’inculpation du principal haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, qui est l’actuel patron de la direction de la surveillance du territoire au Maroc - donc un personnage très important dans l’appareil d’État marocain. S’ensuivirent deux ans de crise majeure qui ont altéré durablement et profondément la relation avec la France, notamment sur la question très sensible, très importante, des attentats, du jihadisme, de la surveillance, du contrôle, du partage d’information.
Ça a eu des conséquences non négligeables, notamment au moment des grands attentats de Paris au milieu de la décennie 2010. Sous Emmanuel Macron, les Marocains se sont méfiés parce qu’ils se sont dit que c’était l’héritier de François Hollande et de fait, la politique du président Macron s’est montrée, comme celle de François Hollande, très favorable à l’Algérie, et cela a altéré mécaniquement les rapports, parce que c’est difficile d’avoir des bonnes relations affichées manifestes à la fois avec l’Algérie et le Maroc vu l’état de leurs relations. Le rapprochement et la politique mémorielle très importante d’Emmanuel Macron vis-à-vis de l’Algérie a dégradé, a poursuivi la dégradation, mais on a atteint un niveau de crise inédit à la fin du premier mandat d’Emmanuel Macron.
On ne va pas revenir sur toutes les affaires qui ont conduit les deux hommes à cette dégradation mais en tout cas ils ont eu des relations très mauvaises, se sont méfiés l’un de l’autre. Or, dans les deux cas, évidemment, la diplomatie passe beaucoup par le roi et par le président. On a eu une campagne de presse aussi bien au Maroc qu’en France, contre le souverain ou le chef d’État étranger. C’était du jamais vu, on était vraiment au point bas, il n’y avait plus d’ambassadeur marocain en France. Il y avait une situation aussi dégradée qu’après l’affaire Ben Barka, quand De Gaulle avait rappelé l’ambassadeur de France et que pendant quatre ans, il n’y avait plus eu d’ambassade.
Les choses aujourd’hui s’arrangent un peu. Justement, la crise du Moyen-Orient oblige à revenir à la raison. La politique française est plus proche de celle du Maroc que de celle de l’Algérie. Il y a beaucoup de facteurs aussi qui interviennent parce que Paris a voulu restaurer cette relation et on envisage actuellement la visite d’État du souverain du Maroc en France qui, évidemment, permettrait d’arranger les choses. Mais on n’en est pas encore là. Des médiateurs circulent, des projets de voyage ont lieu, on a baissé les tensions, baissé l’agressivité. Les campagnes de presse ont cessé.
Je parlais tout à l’heure de la diplomatie de crise, on en a là un très bel exemple. On a eu des crises très fortes avec l’Allemagne, avec l’Espagne, mais celle avec la France est probablement celle qui est la plus durable et qui a l’intensité la plus forte, alors même que le roi du Maroc est francophile. Il séjourne beaucoup à Paris, la principale communauté marocaine d’ailleurs à l’étranger se trouve en France. Il n’y a pas de d’hostilité manifeste vis-à-vis de la France, mais il y a eu un problème entre le roi et le président et tout leur entourage.
Quel est aujourd’hui le poids de la voix du Maroc sur la scène mondiale ?
Le roi, manifestement, aime les relations bilatérales, et n’est pas à l’aise dans les relations multilatérales. D’ailleurs, on l’a souvent vu ne pas se rendre à des sommets internationaux. On l’a tous souvent vu déléguer ses ministres ou ses conseillers, ses représentants, voire parfois ses sœurs ou les membres de sa famille. Il n’est pas à l’aise dans les enceintes internationales ou alors, il n’aime pas tellement cela.
Son père était à l’aise, par exemple dans les sommets arabes qu’il méprisait d’ailleurs copieusement. Le roi du Maroc actuel parle peu d’une manière générale, d’ailleurs il ne parle pas à la presse, par exemple, ni nationale ni internationale. Et ce qu’il affectionne, c’est les relations bilatérales avec ses amis.
Sur la scène internationale, la diplomatie arabe, par exemple, est moins active. Les sommets arabes, c’était des réunions internationales très attendues jusqu’à la guerre en Syrie, très actives, comme les sommets de l’Opep, etc. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le monde arabe est divisé, il est éclaté. Les sommets sont assez unilatéraux.
Le dernier sommet d’Alger, d’ailleurs, le roi n’y est pas allé parce que c’était surtout Alger, ses alliés, qui étaient présents. Les monarchies arabes n’y étaient pas, à part le Qatar. On peut dire que pour ce qui est de la vie internationale elle-même, des grands sommets, des grandes réunions internationales, le roi a plutôt tendance à les fuir et à préférer un autre type de diplomatie qui est à la fois plus personnel, plus bilatéral et, comme je le disais, sous le mode de la tension quand ses intérêts ne sont pas respectés. Voilà donc, ça donne un roi effectivement peu présent, mais qui n’en est pas moins un acteur interventionniste.
Source : rfi
- 1er octobre 2024
- 30 septembre 2024