Membre du Conseil national de transition au Mali, Nouhoum SARR est l’un des acteurs-clés du processus de changement intervenu dans son pays. Ce juriste de formation, écrivain par ailleurs, est très engagé sur les sujets qui concerne le Mali. A la tête de la jeunesse avant-gardiste du mouvement du 05 juin qui a organisé les plus grandes mobilisations de l’histoire de son pays et qui ont provoqué le départ de l’ancien chef d’Etat Ibrahim Boubacar Kéïta, sa détermination pour la cause du Mali reste intacte. Dans cet entretien, il donne sa part de vérité sur les événements en cours dans le Sahel et trace les sillons du futur.
Comment va le Mali aujourd’hui ?
Malgré les difficultés, le Mali va bien. Le pays n’a jamais été autant libéré, autant souverain. Aujourd’hui, le Mali a son destin en main et est en train de le conduire pendant que d’autres subissent leur destin. Nous sommes dans une dynamique de refondation globale de l’Etat. Cela passe indiscutablement par la sécurité. Pendant près d’une décennie, le territoire malien a été occupé par des forces étrangères qui initialement étaient venues pour nous porter secours. Paradoxalement, c’est pendant leur présence que le terrorisme s’est renforcé. Après les événements du 18 août, le peuple malien a pris une nouvelle orientation qui consiste à trouver désormais des solutions endogènes à la situation sécuritaire. C’est ce qui a motivé l’établissement de nouveaux partenariats avec d’autres pays qui étaient disposés à nous vendre les armes dont nous avons besoin pour donner à notre armée les capacités opérationnelles indispensables à sa mission de sécurisation du territoire national, la sécurité des personnes et des biens et surtout la défense de la patrie. Aujourd’hui, le Mali contrôle l’ensemble de son territoire, l’espace aérien est contrôlé. Et la ville de Kidal qui est restée onze (11 ans) entre les mains des séparatistes djihadistes est libérée. J’y ai fait un tour il y a juste deux semaines. Ce qui était un rêve est devenu réalité.
A vous écouter, on a l’impression que l’ennemi du Mali, c’est la France…
Le Mali n’a jamais dit cela. Notre pays a opéré des choix stratégiques qui consistent d’abord à respecter et à faire respecter sa souveraineté par toutes les puissances. Ces choix n’ont pas plu à certains de nos partenaires et ils ont décidé de partir. Il faut reconnaître que les peuples malien et français partagent une histoire commune. Mais les orientations des dirigeants Français au cours de la dernière décennie n’ont pas été sans douleur. Les forces Serval et Barkhane n’ont pas permis de faire reculer le terrorisme. Sinon le Mali n‘est contre aucun pays. Nous voulons simplement que sa souveraineté, ses orientations stratégiques et le choix de ses partenaires soient respectés.
Mais le fait est que le Mali prend ses distances avec la France et se rapproche de la Russie. N’est-ce pas une manière de déshabiller saint Pierre pour habiller saint Paul ?
C’est un cliché. Le Mali et la Russie sont des partenaires. Le Mali achète des armes à la Russie. Il ne s’agit pas de dons, mais d’achat. Le Mali achète des armes à la Russie que la France, les Etats-Unis et d’autres pays ont refusé de lui vendre, parce qu’on a voulu nous maintenir dans une situation d’armée fébrile qui ne peut, en aucun cas, assurer ses fonctions. Le résultat de l’achat de ces armes se fait ressentir. Vous n’entendez plus de villages décimés. C’était notre quotidien avec des femmes enceintes éventrés et les bébés retirés et égorgés. Le monde a assisté sans être touché par ces drames qui nous ont frappé. Une centaine de personnes ont été brûlées dans le bâteau Tombouctou. Mais il n’y a pas eu un communiqué de ceux qui se prennent pour nos partenaires à commencer par l’ex Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao).
Outre l’achat des armes, n’y a-t-il pas des milices russes sur le territoire malien ?
Les gens ont fait croire que la milice Wagner existe au Mali. Les gens continuent de le dire alors que le parlement russe a pris une résolution pour dissoudre officiellement ce qui est appelé Wagner. Quand on achète des armes sophistiquées avec un pays, vous convenez avec moi que ce pays envoie des instructeurs pour vous apprendre le maniement de ces armes. Cela fait partie du contrat d’achat. On a acheté des drones chez les Turques, ils ont envoyé des instructeurs pour former ceux qui doivent les utiliser. Pourquoi ne parle-t-on pas des Turques et on se focalise sur les Russes ?
Le Mali s’est quand même rapproché de la Russie d’où sa présence au sommet Afrique-Russie…
Le Mali a répondu présent à ce sommet parce que c’est un partenariat fécond, sincère et dont les résultats se font sentir dans la vie quotidienne de nos peuples. Le minimum, c’est de se rendre à ce sommet et de continuer à renforcer le cadre du partenariat. Les Russes sont sincères dans la vente d’armes au Mali. Ils ne nous vendent pas des armes qui sont détruites ou manipulées à distance par les vendeurs. La Russie ne nous a pas donné une seule arme.
Puisque l’objectif sécuritaire semble atteint, quels sont les prochains défis ?
Pour un Etat, les défis restent toujours importants. Le défi majeur, c’est la question du développement, la construction des infrastructures socio-sanitaires, les infrastructures de base…La relance économique est un objectif pour lequel nous nous battons mais également le retour à un ordre constitutionnel par l’organisation d’élections libres et transparentes.
Justement, à quand ce retour à l’ordre constitutionnel ?
Le chef de l’Etat dans son discours à la nation le 31 décembre dernier, a indiqué clairement que l’année 2024 verra les efforts s’accentuer pour un retour à l’ordre constitutionnel. D’abord, le pays a adopté une nouvelle constitution de même qu’une loi électorale. Il y a actuellement une commission qui a été mise en place pour piloter le dialogue national et aussi il y a plusieurs lois organiques qui sont en phase de transmission au parlement de transition. C’est ce dispositif juridique qui va permettre un retour à l’ordre constitutionnel. La classe politique a demandé la relecture de la charte des partis politiques et de plusieurs textes majeurs, la mise en place d’un organe indépendant de gestion des élections comme c’est le cas au Bénin et c’est chose faite déjà. Il n’y a rien qui nous oblige à nous précipiter. Lorsqu’on regarde un peu l’histoire, entre 2010 et 2014, en Afrique au Sud du Sahara, les pays en transition, c’était le Mali, le Burkina-Faso, le Niger et la Guinée. La Cedeao a précipité ces pays dans les élections, mais cela n’a pas duré. Nous avons assisté à des renversements de régime et là nous sommes à la case départ.
Nous voulons tirer leçon de tout cela et construire un processus électoral solide, doter le pays d’institutions capables de résister sur la durée.
N’y a-t-il pas de risque que les militaires s’éternisent au pouvoir ?
Un militaire n’a pas vocation à rester au pouvoir. L’apparition de l’armée sur la scène politique traduit l’échec de la classe politique dirigeante. Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’un militaire vient interrompre un processus. A Bamako, nous avons envahi la rue par centaines de milliers, nous avons demandé le départ de l’ancien régime qui conduisait dangereusement notre pays et qui nous conduisait droit dans le mur. L’armée est intervenue pour empêcher un bain de sang.
Quid du musèlement des opposants et des acteurs de la société civile ainsi que des enrôlements punitifs ?
Ce n’est pas vrai. Les pires voix discordantes sont au sein de la transition. Le 21 avril 2021, j’ai interpellé le premier ministre au parlement et c’est ça la beauté de la démocratie, les contradictions internes au sein du groupe de la transition. Ceux qui se disent opposants étaient heureux d’assister à cela. Il n’y a pas de musèlement des voix. Il y a des personnes qui sont dans des projets de déstabilisation et qui se font passer pour de simples critiques. Le Mali n’a empêché personne de s’exprimer. Les critiques légitimes nous permettent de nous améliorer. Mais lorsqu’on veut sortir de ce champ, la force de caractère de la République va s’interposer.
A vous écouter, on a l’impression que tout va pour le mieux au Mali. Pourquoi assiste-t-on encore à une coalition d’opposants avec la bénédiction de l’Imam Dicko ?
L’Imam n’est dans aucun mouvement. Je suis assez proche de lui et me considère comme son fils. Certains hommes politiques veulent faire revivre l’histoire. Ils veulent s’accrocher à l’Imam pour nourrir leur dessein. L’Imam est un patriote, il ne rentrera pas dans ce jeu.
Quid des autres secteurs de la vie sociale notamment la cherté de la vie et la disponibilité de l’énergie électrique ?
La question de l’électricité est difficile. Cela est dû aux choix stratégiques du Mali. La Côte-d’Ivoire fournit 130 mégawatts au Mali sur les 400 ou 500 que nous consommons. La Côte-d’Ivoire, en se basant sur le fait que les anciens régimes ont entassé des dettes, et la transition étant ce qu’elle est car privée d’aide budgétaire et de ressources ne peut pas faire face dans l’immédiat à ces dettes, a interrompu la fourniture de l’électricité. Cela crée des problèmes. L’augmentation du coût du pétrole dûe à la guerre entre la Russie et l’Ukraine a fait que les capacités d’approvisionnement du pays sont réduites. Il y a des pistes de solutions qui sont exploitées par les autorités.
Qu’en est-il des produits de première nécessité ?
Le Mali n’a pas accès au Littoral. Je ne connais pas le prix du kilo de sucre au Bénin, mais je suppose qu’il est moins cher qu’à Bamako. Ce dont je suis certain, c’est que c’est moins cher à Bamako (650 fcfa) qu’à Abidjan (environ 1000 fcfa), alors que Bamako s’approvisionne à partir des ports d’Abidjan et de Dakar. Allez-y savoir les efforts de renoncement des taxes consentis pour que les prix ne soient pas élevés. Le prix du kg de l’oignon était il y a quelques semaines à 700 voire 800 fcfa tout au plus. Aujourd’hui, c’est compris dans la fourchette (200-275 fcfa). Lorsque vous réduisez le coût du sucre et de l’oignon dans le panier de la ménagère, cela est très significatif pour les populations.
Abordons à présent la création de l’Alliance des Etats du Sahel (AES). Pourquoi ne pas se maintenir dans le grand bloc Cedeao pour le refonder ?
Pour ce qui concerne le Mali, nous avons inscrit dans notre Constitution notre attachement à l’unité africaine. Dans notre loi fondamentale, il est écrit que le Mali est prêt à renoncer à tout ou partie de sa souveraineté pour réaliser l’unité africaine. Cela veut dire que le peuple du Mali est à vocation panafricaniste. Les premières discussions qui ont donné naissance à la Cedeao ont eu lieu sur le territoire malien. Le Général Moussa Traoré, chef de l’Etat à l’époque et ses pairs Mathieu Kérékou, Gnassingbé Eyadéma, Yacoubou Gowon et autres ont joué les rôles de premier plan pour la création de la Cedeao. L’ambition de ces pères fondateurs était de réaliser l’intégration africaine, la libre circulation des personnes et des biens, instituer l’assistance et la solidarité entre peuples de la sous-région. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle dans les années 1990, l’armée malienne est allée libérer la Sierra-Léone sous contrôle des rebelles. La bataille la plus dure, celle de Loungui a été menée par l’armée malienne sous la direction du Général Kané qui est l’actuel président de la commission défense et sécurité du parlement de transition. Il est important de faire ces rappels historiques pour dire que le Mali n’est pas anti-Cedeao.
Au cours des dix dernières années, les peuples du Sahel ont été envahis par une guerre dont ils ne connaissaient pas l’origine. Des hordes de terroristes financés et organisés ailleurs ont été injectées dans le Sahel pour semer panique, désolation et mort. Notre organisation commune, la Cedeao, en lieu et place de la compassion, de la solidarité et de l’assistance que requièrent des situations de cette nature, a préféré se laisser instrumentaliser par des puissances extra-régionales. Le peuple du Mali a pris ses responsabilités en mettant fin au régime de Ibrahim Boubacar Kéita. La Cedeao s’est empressée de sanctionner le Mali au lieu de chercher à mieux comprendre la situation. Ce fut le même scénario au Burkina-Faso. Au Niger, le bouchon a été poussé loin jusqu’à la mobilisation d’une force d’attente. Cette force d’attente aurait pu aider à la lutte contre les djihadistes et le terrorisme. Face à ces constats tristes, nous n’avons pas eu le choix que de nous retirer de cette organisation que nous qualifions d’anti panafricaniste. Cela ne veut pas dire que nous voulons nous séparer des autres peuples. Nous rendons hommage aux peuples béninois, nigérians, sénégalais, ivoiriens qui lorsque la Cedeao s’acharnait contre le Mali, nous avons reçu d’eux des messages de soutien. C’est quelque chose qui ne s’oublie pas. Le Mali reste attaché aux peuples de ces pays, mais le Mali décide de ne plus appartenir à cette organisation. Nous voulons faire renaître l’âme et l’esprit de la Cedeao au sein de l’AES.
Il faut donc s’attendre sous peu à ce que les pays membres de l’AES se retirent du Franc CFA…
L’Union économique et monétaire ouest africaine (Uemoa) a montré qu’il lui reste encore un peu de son âme. Lorsque les chefs d’Etat ont sanctionné le Mali, un groupe d’avocats a introduit une requête à la Cour de justice de l’Uemoa et cette Cour a condamné la décision des chefs d’Etat et est allée jusqu’à ordonner la levée immédiate des sanctions. Nous sommes un peuple reconnaissant. Notre reconnaissance de cette bravoure des juges de l’Uemoa qui ont agi conformément aux intérêts des peuples ne nous permet pas de nous retirer, en tout cas pour l’instant, de cette organisation qui a conservé un peu de son âme. Nous espérons que l’Uemoa continuera à se départir de la Cedeao, sinon elle connaîtra le même sort.
La Cedeao a levé les sanctions ce samedi contre le Niger avec effet immédiat et demande aux pays de l’AES de se maintenir dans l’organisation. Cet appel va-t-il prospérer ?
Les pays de l’AES vont évaluer. Pour ce qui me concerne, je pense que la Cedeao est disqualifiée pour interférer dans toutes les questions qui touchent les pays de l’AES.
Propos recueillis par Moïse DOSSOUMOU
- 14 octobre 2024
- 11 octobre 2024