Dr Dodzi Kossi Missihoun sur l’historique des luttes pour l'indépendance du Bénin : « C'est de notre capacité à tirer les bonnes leçons de nos erreurs passées et à consolider nos acquis… »

31 juillet 2024

Une fois de plus, le Bénin s’apprête à commémorer son accession à la souveraineté internationale. Une fête qui regroupe plusieurs activités. Mais quelles sont les véritables luttes qui ont pu accorder ce statut de pays indépendant au Bénin. Le sujet est abordé avec une fin connaisseuse du domaine. Il s’agit de Dr Dodzi Missihoun l’Enseignant-chercheur au Département d’Histoire et d’Archéologie (DHA) de l’Université d’Abomey-Calavi (UAC) et à l’institut universitaire African School of Economics (ASE) basé à Abomey-Calavi.

Comment le Bénin a-t-il obtenu son indépendance en 1960 ?
Le Dahomey (actuel Bénin) a obtenu son indépendance dans le cadre des réformes favorisant l’évolution politique des colonies françaises d’Afrique mises en place par la France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette évolution est devenue perceptible à partir de 1946 avec l’institution du système de représentation de l’Union Française. Elle s’est poursuivie avec la loi-cadre Gaston Defferre de 1956 qui inaugure l’avènement dans les territoires sous domination française en Afrique subsaharienne du pouvoir exécutif et s’est renforcée par l’institution de la Communauté franco-africaine issue du référendum gaulliste de 1958 qui a ouvert la voie vers l’indépendance deux ans plus tard. Le Dahomey a participé à ces différentes phases d’évolution des colonies françaises d’Afrique qui s’est conclue le 1er août 1960 par son accession à la souveraineté internationale.

Les béninois ont-ils lutté pour obtenir l’indépendance ou ont-ils profité de la dynamique des luttes panafricanistes de l’époque ?
Comme tous les peuples soumis à la domination, les Dahoméens ont lutté pour se soustraire au joug colonial. Ces luttes ont commencé dès le début de la colonisation par la résistance des chefs locaux à la tête des entités politiques précoloniales dont la souveraineté sur les territoires était directement menacée. C’est le cas de Béhanzin au Danxomè qui s’est vaillamment opposé aux troupes françaises dirigées par le colonel Dodds de 1890 à 1894. C’est aussi le cas de Bio Guerra et de Saka Yérima dans le Borgou en 1897 contraints de défendre l’intégrité du territoire du royaume de Nikki face à l’avancée des troupes coloniales françaises dans le septentrion dahoméen. Le rejet de la domination française s’est poursuivi même avec l’installation de l’administration coloniale par des soulèvements populaires pour dénoncer les abus, les exactions et les maladresses de cette administration étrangère. C’est le cas des Holli dans le Hollidjè dans le cercle du Plateau à partir de 1914 et des Sahouè dans le Mono en 1918. C’est aussi le cas de Kaba dans l’Atacora en 1917. La lutte deviendra beaucoup plus structurée à partir de 1946 dans le cadre de l’évolution politique des colonies françaises d’Afrique noire avec l’entrée en scène des intellectuels, des étudiants, des syndicalistes, des hommes de la presse et la création du premier parti politique de la colonie du Dahomey l’UPD ( Union Progressiste du Dahomey ) qui regroupait à l’origine tout le personnel politique du territoire. La lutte sera désormais fortement influencée par les idées panafricanistes incarnées par des leaders africains comme Kwame N’Krumah de la Gold Coast (actuel Ghana), Jomo Kenyatta du Kenya, Sékou Touré de la Guinée, Modibo Kéita du Soudan Français qui nourrissaient l’ambition de voir toutes les colonies aller à l’unisson vers l’indépendance dans un grand ensemble politique panafricain susceptible de favoriser leur développement. On peut donc répondre que les Dahoméens ont bel et bien lutté pour leur émancipation même si cette lutte n’a pas pris une tournure violente comme dans certaines colonies et a été imprégnée à un moment donné de l’idéologie panafricaniste qui va fertiliser et orienter la lutte.

Qui étaient les meneurs de l’accession du Bénin à la la souveraineté nationale ?
Plusieurs personnalités ont été à l’avant-garde de cette lutte. Parmi les principaux, nous pouvons citer Marcellin Sourou Migan Apithy qui a été le premier homme politique dahoméen élu à la première assemblée constituante (octobre 1945) et à la deuxième constituante (juin 1946). C’est lui qui a dirigé tous les gouvernements d’autonomie interne au Dahomey de 1956 à 1958. Justin Tomety Ahomadégbé, initiateur du premier parti dissident au Dahomey le BPA (Bloc Populaire Africain) en 1948 en compagnie d’Emile Poisson et rejoint plus tard par Emile Derlin Zinsou. Ces derniers seront suivis dans la dissidence vis-à-vis de l’UPD par Sourou Migan Apithy en 1951 qui crée le PRD (Parti Républicain du Dahomey). La même année, un nouveau dirigeant politique apparaît, Hubert Koutoukou Maga qui réclame un second poste de député pour le Nord. Il crée en 1951 le GEN (Groupement Ethnique du Nord) pour prendre en compte les aspirations des populations du Nord, parti qui sera transformé en 1953 en RDD (Rassemblement Démocratique du Dahomey) à cause de sa connotation trop ethnique. A priori, rien ne l’opposait à Apithy et Ahomadégbé sauf que ces derniers ne lui ont pas permis d’émerger. De son côté, Ahomadégbé délaisse le BPA et prend en 1956 la direction de l’UDD (Union Démocratique Dahoméen). Ainsi, tous les ingrédients de la tripolarisation de la vie politique au Dahomey avant et après l’indépendance sont mis en place même si d’autres acteurs politiques ont tenté sans grand succès de s’intercaler entre les trois principaux leaders que sont Apithy, Ahomadégbé et Maga.

Qui est ou qui sont les pères de l’indépendance ?
D’abord il faut relativiser le concept de << père >> de l’indépendance que je trouve abusif car dans toutes les colonies africaines comme au Dahomey, plusieurs acteurs ont pris part au mouvement qui a abouti à l’indépendance et il ne serait pas bienséant d’attribuer les lauriers à une seule personnalité politique. Cependant, on peut remarquer que dans certaines colonies, parmi tous les acteurs politiques, certains ont joué un rôle prééminent et se sont imposés comme des chefs de leurs territoires : c’est le cas de Félix Houphouët-Boigny en Côte- d’Ivoire, Ahmed Sékou Touré en Guinée Conakry, Modibo Kéita au Soudan Français (actuel Mali), Léopold Sédar Senghor au Sénégal, Kwame N’Krumah en Gold Coast, Sylvanus Olympio au Togo pour ne citer que ceux-là. Mais au Dahomey, dans le contexte de l’éclatement précoce de la vie politique initié par les leaders politiques sur la base de leur affinité ethnique qui partage le territoire entre trois partis sensiblement égaux, il était difficile de voir une personnalité politique émerger et s’imposer aux autres. La "lutte en triangle’’ pour reprendre les termes de Robert Cornevin entre trois partis (PRD, UDD, RDD), mais surtout entre trois hommes (Apithy, Ahomadégbé, Maga) qui ne sont pas opposés idéologiquement mais plutôt concurrents dans la conquête du pouvoir politique, n’a pas permis l’émergence d’un « père » de l’indépendance, conception déjà sujette à caution encore moins des « pères » de l’indépendance qui n’a aucune signification historique car de même, qu’on ne peut avoir plusieurs géniteurs pour un même enfant, on ne peut non plus avoir plusieurs « pères » pour l’indépendance d’un territoire.

Pourquoi la date du 1er août et comment a-t-elle été choisie ?
L’avènement de la Communauté franco-africaine a permis aux Etats issus des anciens territoires sous domination française de s’ériger en républiques avec l’adoption d’une constitution. La Communauté avait organisé et mis en place ses institutions dont le Conseil de la Communauté qui réunissait tous les Chefs d’Etats. Moins de six mois après, la Communauté a amorcé son effondrement. En effet, la sixième réunion du Comité exécutif tenue les 11 et 12 décembre 1959 à Saint-Louis au Sénégal a été marquée par l’annonce du Général de Gaulle de la demande du Sénégal et du Soudan groupés au sein de la Fédération du Mali de négocier avec la France pour obtenir l’indépendance par transfert de compétences et signer parallèlement des accords de coopération, proposition qu’accepta le Chef de l’Etat français. Cette décision a ouvert la porte à des négociations au cas par cas entre les républiques africaines de la Communauté et le Général de Gaulle pour l’obtention de l’indépendance sans rupture avec la France. C’est dans ce cadre que le 1er août 1960 a été choisi entre les représentants du Dahomey et les autorités françaises comme la date de l’indépendance du jeune Etat, indépendance proclamée à Porto-Novo par Hubert Koutoukou Maga qui a eu la chance d’être à la tête de l’exécutif au bon moment.

Quels sont les Béninois qui ont eu une part dans les luttes pour les indépendances en Afrique ?
Je pense que cette question a été largement abordée dans mes interventions précédentes. Cependant, en plus des personnalités évoquées supra, nous pouvons ajouter le révérend Père Aupiais, Félicien Féliho, Augustin Nicoué, Pierre Johnson, Casimir d’Almeida, Ambroise Dossou-Yovo, José Firmino Santos, Paul Hazoumé et bien d’autres.

Quelle était la position du Bénin au référendum gaulliste ?
Le Dahomey a voté le "Oui" au référendum gaulliste de septembre 1958 à 96,9%.

Quelles étaient les tendances lors de la campagne pour le "Oui" ou le "Non" au référendum ?
Au Dahomey, les tendances n’étaient pas très claires. Si Apithy a appelé à voter le "Oui" au référendum avec un soutien tacite d’Ahomadégbé coopté par Félix Houphouët-Boigny, sa position ne fait pas l’unanimité car, il trouva en face de lui une opposition résolue en faveur du "Non" incarnée par Emile Derlin Zinsou et Alexandre Adandé, donc pour l’indépendance immédiate.

Pourquoi le Bénin a-t-il opté pour le "Oui" ?
Dans presque tous les États où s’est déroulé le référendum, le "Oui" l’a emporté pour plusieurs raisons : l’implication personnelle du Général de Gaulle qui a fait campagne dans les territoires africains de la France et son charisme qui a suscité le soutien unanime des anciens combattants dans tous les territoires ; le rôle des ressortissants de la métropole dans les territoires en faveur du "Oui" pour conserver leurs privilèges et maintenir les colonies devenus des Etats dans le giron de la France ; l’habileté politique de Félix Houphouët-Boigny, franc partisan du "Oui" et pour la poursuite de la collaboration avec la France. Il a manœuvré en sourdine pour débaucher dans certains territoires des hommes politiques qui étaient au prime abord favorables au rejet de la constitution de la Communauté ; l’opportunisme de certains panafricanistes francophones comme Léopold Sédar Senghor qui voyait dans la Communauté une étape et un moyen pour aboutir au rêve d’unification des deux blocs AOF-AEF à l’indépendance ; la peur d’une rupture brutale avec la France avec les conséquences douloureuses que cela pourrait engendrer comme ce fut le cas de la Guinée Conakry de Sékou Touré, seul Etat à avoir voté "Non’’ obtenant de facto son indépendance le 02 octobre 1958. Tous ces faisceaux de facteurs ont milité en faveur du "Oui" au référendum dans les territoires dont le Dahomey.

Quel est l’héritage historique de cette indépendance ?
L’héritage historique de cette indépendance peut être envisagé sur le triple plan politique, économique et culturel : sur le plan politique, on assiste à la naissance de nombreux Etats africains à taille réduite (balkanisation de l’Afrique) issus de la dépendance coloniale européenne et qui en garde les stigmates à travers la signature des accords de coopération qui légalisent l’ingérence des anciennes métropoles notamment la France dans la vie politique intérieure des jeunes Etats au gré de ses intérêts à travers les réseaux mafieux de la françafrique. Cette situation connue sous le nom de néocolonialisme a entraîné l’instabilité politique chronique dans certains pays comme le Dahomey. Sur la scène internationale, ces nombreux nouveaux Etats africains qui ont adhéré à l’ONU offrent une visibilité internationale à la France en soutenant les positions françaises dans les instances onusiennes ; sur le plan économique, on note la dépendance économique et financière vis-à-vis de la France et l’extraversion de l’économie africaine à travers la pérennisation du pacte colonial déguisé en relations économiques privilégiées avec la France, les aides économiques conditionnées qui maintiennent les Etats dans le sous-développement et les populations dans la précarité, une main-basse sur les ressources minières africaines pour alimenter les industries françaises en matières premières, la perpétuation des outils financiers datant de la période coloniale : c’est le cas du Franc CFA, franc des << Colonies Françaises d’Afrique >> rebaptisé à la faveur des indépendances franc de la << Communauté Financière Africaine >>. Or, aucun Etat au monde ne peut prétendre au progrès sans une maîtrise minimale sur sa monnaie pour définir des politiques publiques de développement ; sur le plan culturel, l’adoption de la langue française est un grand instrument d’insertion dans la communauté internationale certes, mais elle induit une aliénation culturelle, une incapacité à domestiquer la connaissance scientifique dans nos langues locales afin de la vulgariser et de la mettre à la portée du plus grand nombre pour favoriser l’éclosion des talents dans tous les domaines. C’est aussi une source de déracinement de la jeunesse africaine qui rejette les valeurs culturelles endogènes au profit d’une soi-disant modernité sans prise sur les réalités locales. En cela, les églises chrétiennes ont joué un rôle prépondérant par l’endoctrinement de la masse africaine. Tout ceci constitue un frein au développement qui n’est qu’un mixe entre l’endogène vivant et les apports extérieurs.

Quel regard portez-vous sur le lendemain des indépendances ?
Le lendemain de l’indépendance du Dahomey s’inscrit dans l’héritage historique présenté ci-dessus qui ne favorise pas le décollage économique du pays et son développement.

Soixante-quatre ans (64) plus tard, l’indépendance est-elle totale ?
L’indépendance de l’Afrique est loin d’être totale soixante-quatre ans après. L’indépendance est une quête permanente et les populations africaines sont toujours en lutte pour l’acquérir. J’en veux pour preuve les soubresauts politiques que connaissent les pays du Sahel (Burkina Faso, Niger et Mali) de nos jours. Soixante-quatre années dans la vie d’une nation sont insignifiantes comparées à celles d’un être humain. Les Etats occidentaux dits développés ont plusieurs siècles de construction nationale derrière eux. La Chine a une civilisation millénaire sur un espace plus ou moins homogène en termes de population et de langue. Loin de moi l’idée de suggérer que l’Afrique suive le même rythme que ces grandes nations aujourd’hui. La connaissance scientifique s’est largement démocratisée dans le monde et nous pouvons capitaliser sur l’expérience des autres pour aller plus vite. Cependant, il ne faut pas confondre vitesse et précipitation en donnant le temps nécessaire pour poser les bases du décollage. N’oublions pas que l’Afrique dans sa grande majorité a vécu pendant longtemps en vase clos avant de s’ouvrir sur l’extérieur à travers plusieurs accidents de l’histoire : les traites arabe et atlantique du VIIème au XIXème siècle, la colonisation des XIXème et XXème siècles, le néocolonialisme et la mondialisation agressive des XXème et XXIème siècles. Il faut donc faire le bilan des soixante-quatre années d’indépendance avec beaucoup de lucidité pour identifier nos propres responsabilités dans l’échec du continent car elles sont nombreuses avant de faire le procès des facteurs exogènes. C’est de notre capacité à tirer les bonnes leçons de nos erreurs passées et à consolider nos acquis que nous pourrions aborder le présent et le futur avec clairvoyance et sérénité.
Propos recueillis par : Winoumi Antoinette KOYA (Coll.)



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