De vrai, ses étudiants l’appelaient affectueusement le « Petit Paulin illustré », en écho au Petit Robert illustré (le dictionnaire de la langue française), mais aussi en référence à sa taille. Nous étions dans les années 1970, début de la décennie 1980, les résidences universitaires de ce qui était encore l’université nationale du Bénin, notamment celles installées dans des maisons de particuliers louées à Cotonou, fourmillaient de ces étudiants nourris au gari et au abôbô, manquant de loisirs sains et pour qui, la distraction favorite, le soir, après l’épreuve du bus sur les routes effondrées de notre bourgade de capitale, était de nous échanger les potins de la journée. Nous appartenions à des entités diverses : faculté de droit et d’économie, faculté d’agronomie, faculté des lettres et sciences humaines, faculté de médecine, sans oublier le gratin universitaire de l’époque, les étudiants du Collège polytechnique universitaire (CPU), devenu EPAC. Assis sur la terrasse du premier étage à la résidence Sikèkodji1, nous devisions sur les petits cancans de nos années d’études, nos professeurs, les conditions d’études. Avec le temps, chaque étudiant en savait sur chaque faculté, autant que ceux qui y étaient inscrits. Nous en savions beaucoup sur les « messes » du vendredi du Professeur Henri Valère KINIFFO, la « lègbayauté chinoise » d’un professeur d’économie qui finira ministre des finances puis prisonnier. A ces rendez-vous du donner et du recevoir, les juristes apportaient le quid debitur de Julien CODJOVI ou les « jurisconsultes romains » de Nathanaël Germain MENSAH.
Nos camarades « philosophes » aimaient à faire savoir que Paulin HOUNTONDJI avait des rapports difficiles avec ses collègues de la FLASH, la faculté des lettres. Il avait passé l’agrégation des lycées et collèges et n’avait donc pas le doctorat au moment où il fit son entrée à l’université nationale du Bénin. Ses collègues le lui faisaient savoir tandis que lui, du haut de son agrégation française, ne se gênait pas pour leur dire qu’ils feraient mieux d’aller passer leur agrégation. Nos camarades se plaisaient à raconter les échanges pimentés avec Honorat AGUESSY et John IGUE. Lorsque Honorat AGUESSY quitta le décanat, la cérémonie de passation de service a retenu la petite pique de Paulin envers Honorat. Prenant la parole lors du prononcé des discours, Paulin commença par parler du « doyen sortant » puis se ravisa avec une formule assassine « le doyen sorti ». La salle comprit la subtilité goguenarde du « compliment ».
Un autre jour, un de nos camarades en philosophie nous raconta un incident cocasse. Attendu à Brazzaville pour une conférence, Paulin HOUNTONDJI se présente à son hôtel à son arrivée et se veut faire son check in. « Je m’appelle Paulin HOUNTONDJI », dit-il à l’accueil. Les cheveux hirsutes, la barbe à peine rasée, le col ouvert et l’allure brouillonne, notre invité pour une rencontre internationale de haut niveau, surprend l’hôtelier par son maintien et son sans-gêne. Celui-ci se penche dédaigneux vers notre professeur et lui demande « Vous êtes Paulin Hountondji ou bien Paulin Hountondji vous a envoyé ? » On peut deviner la suite.
Dans les années 2000, je fus moi-même flatté par un évènement qui se produisit à Science Po Bordeaux. Une conférence était donnée par Jean-François MEDARD. Le public était français et j’étais l’un des rares négro-africains qu’on pouvait à peine discerner dans la salle. Au détour d’une démonstration, notre conférencier convoque Paulin HOUNTONDJI au soutien de sa pensée, évoque nommément et naturellement son nom comme on citerait un quelconque auteur de renommée comme Claude LEVI-STRAUSS ou Louis ALTHUSSER. Je me pince et me félicite. Un Béninois au pinacle !
Paulin Hountondji n’était donc pas un collègue, au sens qu’on dirait un congénère à moi comme les doyens Georges GBAGO ou Babaly SALL. C’est un maître à nous tous et un grand maître. Le hasard a cependant voulu que je me retrouve, en 2023, président du jury d’évaluation d’une thèse de philosophie sur le thème : « le ‘sous-développement’ dans une perspective historique : une relecture d’Immanuel WALLERSTEIN, André GUNDER FRANK, et Samir AMIN ». Le directeur de thèse était Paulin HOUNTONDJI. Un collègue togolais (Mawussè AKUE-ADOTEVI), un autre sénégalais (Aloyse-Raymond N’DIAYE) et la cheffe de département de philosophie de la faculté des lettres (UAC), Madame Ariane DJOSSOU, étaient aussi du jury. Me voilà cornaqué par trois philosophes éprouvés que je devais en plus encadrer en ma qualité de président de jury. L’exercice fut assez agréable pour tous, car on le sait moins, je suis moi-même diplômé de philosophie morale et politique et anciennement chargé du cours de philosophie pour les classes de terminale du collège Sainte Rita de Cotonou, à l’orée des années 1980. Le rapport de soutenance est rédigé et j’en ai assuré la circulation auprès des collègues. Le feed-back de Paulin HOUNTONDJI ne me parvenait pas avec la même promptitude qu’il a manifestée tout au long du processus. Je comprends aujourd’hui qu’il y avait problème. Un gros problème au dénouement fatal.
Ma rencontre avec Paulin Hountondji ne fut pas personnelle. Elle fut d’abord la découvre de ses œuvres et de ses idées à la fin des années 1970. Dans le Cotonou aride en ouvrages et productions livresques de ces années révolutionnaires, Paulin HOUNTONDJI eut la bonne idée de fonder à la fois une librairie et une maison d’édition, La Renaissance, située quelque part entre les quartiers Jonquet et Guinkomey. C’était un ersatz du François MASPERO de Paris, avec des livres qui fouettent la curiosité d’un jeune étudiant qui veut découvrir le monde. J’y achète, entre autres choses, le livre Libertés, signé Paulin HOUNTONDJI. C’est un recueil d’articles publiés dans la presse locale. On y retrouve l’émerveillement de l’auteur face à l’étalage de connaissances dont s’est fendu Jacques SETONDJI, lors de la soutenance de sa thèse de doctorat à la faculté de médecine de Cotonou. L’auteur en déduit que la science est à notre portée pour peu qu’on s’y mette avec méthode. Un autre article est consacré à l’émission « Mémoire d’un continent » d’Ibrahima BABA KAKE, diffusé sur RFI (et non une radio africaine), au grand regret du philosophe.
Un axe important de la réflexion de Paulin HOUNTONDJI a porté sur la démonstration de l’existence d’une philosophie africaine et donc de philosophes africains. Son ouvrage de référence porte sur le thème : « Sur la ‘philosophie africaine’ : critique de l’ethnophilosophie », publié en 2023 mais dont les linéaments étaient déjà dans le livre Liberté1 des années 1970. A contre-courant de la thèse du Révérend Père Placide TEMPELS et sa philosophie bantoue, le courant des universitaires africains soutient l’idée d’une philosophie africaine développées par des philosophes africains ayant évolué …en Europe ! Le propos laisse sceptique. L’absence d’écriture fait du discours philosophique une cosmogonie communautaire ou une sagesse sociétale chez les négro-africains, les amérindiens et les peuples premiers de l’Océanie.
L’universitaire a aussi fricoté un peu avec la politique politicienne. Conférencier national en février 1990, il fut du groupe des souverainistes, ceux qui ont brisé le rêve bricoleur de Mathieu KEREKOU au démarrage des assises du PLM-Alédjo : former un gouvernement d’union nationale en solde de tout compte. Les conférenciers retiendront aussi son plaidoyer pour « réinventer l’excellence » à l’école, alors que « l’école nouvelle » avait plongé le système éducatif dans un coma profond, d’où ne sortaient plus que des diplômés au rabais, formés par des enseignants aux compétences douteuses, le tout dans un environnement didactique qui gît dans un état de délabrement avancé. L’expérience fut de courte durée : ministre de l’éducation nationale, puis de la culture et enfin conseiller à la présidence de la République, il ne finit pas le mandat du président du renouveau démocratique élu en 1991.
« Le fleuve reste fidèle à sa source quand il coule vers la mer », disait Jean JAURES. Paulin HOUNTONDJI se voulait fidèle à la conférence nationale mais la mer, sa mer comme embouchure était plutôt introuvable. Pour les 30 ans de la Conférence de 1990, l’épiscopat béninois organisa un colloque auquel participait Paulin HOUNTONDJI par visioconférence. Quand quelqu’un lui dit que la Concertation nationale dont Victor Prudent TOPANOU était le rapporteur général en 2019 était aussi une conférence nationale, la fureur de l’homme de culture fut un brin pathétique : sa rage presque compulsive de vouloir s’insurger contre l’idée et sa concomitante difficulté d’élocution donnaient de la peine, par procuration, à un auditoire compatissant. L’homme est de ceux qui ont érigé la conférence nationale en un monument sacré qui dessine un avant et un après de notre récit national. Alors que le sens de discernement de tout acteur lucide ou de tout observateur froid est de constater que les belles résolutions, les proclamations fortes de 1990 sonnent irréels 30 ans après. Albert TEVOEDJRE, rapporteur général de la Conférence de 1990 disait ces quelques phrases significatives : « le pouvoir est service », « l’argent ne peut plus être notre maître », etc. Trente ans après, le diagnostic fait par les uns et les autres a donné les expressions évocatrices de « démocratie nescafé », de démocratie contrarié dans un « pays de pagaille », etc. René DUMOND disait, dans les années 1960, que la première industrie des nations africaines était l’administration. Trente ans après la Conférence nationale, la première industrie nationale est la politique, au sens le plus trivial du mot. A l’aristocratie incompétente et prévaricatrice dite révolutionnaire du PRPB, a succédé une autre, non moins goinfre, dite du renouveau démocratique. François AWOUDO, journaliste d’investigation, s’est fait une spécialité de décrire cet univers de lèpre à longueur de livres qu’il publie. Patrice TALON résume le phénomène dans une formule en langue locale et qui fait fortune : « é non djââ man ». Les objectifs émancipateurs de la Conférence nationale de 1990 restent encore et toujours un projet. Et les idéaux que portaient les conférenciers demeurent un plébiscite de tous les jours.
La nomination de Paulin HOUNTONDJI à la tête du ministère de l’éducation nationale m’offrit la première occasion de le rencontrer personnellement. J’étais gestionnaire des biens immobiliers de mon oncle, lequel était en séjour prolongé à l’étranger. Le tout nouveau ministre de l’éducation se cherchait un logement à la dimension de sa nouvelle condition. Le démarcheur qu’il a mis sur l’affaire me contacte et me conduit dans le bureau du ministre. C’était l’époque où les ministres étaient à moins de 500 mille francs par mois. Il me dit sa force de frappe, je lui explique que nous sommes chers. Affaire non conclu. On se sépara tout simplement.
On ne lit pas Paulin HOUNTONDJI uniquement pour les idées qu’il véhicule, la profondeur de sa dialectique intellectuelle, pour peu qu’on soit un peu initié aux affaires philosophiques. On lit Paulin HOUNTONDJI, surtout moi, pour la beauté de l’écriture. La splendeur du verbe et la truculence des propos. Il y avait chez l’homme HOUNTONDJI, la fougue d’un Frantz FANON, la profondeur d’un Jean-Paul SARTRE et la révolte d’un Aimé CESAIRE. Quand on a un tel packaging à offrir, lire pour chacun et pour tous devient avant tout un plaisir, une randonnée féérique où le merveilleux se mêle aux utilités scientifiques, pour autant que l’on accepte que la philosophie est une science de l’homme ! une science que le « petit Paulin illustré » a servie toute sa vie. Toute une vie, en grand.
Professeur Nicaise MEDE
Président de la Société Ouest Africaine de Finances Publiques (SOAFiP)
- 2 octobre 2024
- 1er octobre 2024