Contractualiser les locations de terres, contrer les risques d’expulsion sans préavis, formaliser et sécuriser les contrats, sont les plus grands défis des agricultrices de Toviklin (158Km de Cotonou). Dans cette commune du département du Couffo, au sud-ouest du Bénin, la délégation des droits d’usage sur les terres agricoles, encore sous l’emprise des pratiques coutumières, en rajoute aux peines des femmes dans l’accès à la terre.
Cinq années se sont écoulées depuis cette douloureuse expérience. Eulalie Gbèdè, la trentaine, a le visage fermé lorsqu’elle évoque sa galère. « J’avais loué une terre pour deux ans à 32 000 FCFA en 2017. À la fin du bail, j’ai renouvelé le contrat pour trois ans contre 48.000F CFA. J’avais fait à peine un an et demi quand le propriétaire m’a demandé de plier bagages ». Dès lors, la secrétaire générale de l’Organisation Non Gouvernementale (Ong) Toffodji a pris la résolution de louer des terres ailleurs.
Selon le rapport du Cabinet Sydel Afrique sur l’accès des femmes à la terre réalisé pour le compte de la Fondation Konrad Adenauer en 2016, 34 % de l’occupation de la terre par les femmes, provienent de la location, 47 % de l’emprunt et 5 % du métayage. À Toviklin, sous le joug des discriminations dont elles sont victimes, la majorité des agricultrices se rabattent sur la location de terre. « Je dispose actuellement de 15 Quanti (450 m2) à mon actif mais je n’en ai acheté que deux. 08 sont issus de la location de terre et les 05 autres du métayage », mentionne Adjala Hounsodé, résidant à Tanou-Gola.
Victimes d’une tradition résistant au temps…
« La plupart des femmes d’ici n’ont pas les moyens pour acquérir des terres. Même si certaines parviennent à en avoir, leurs époux ne sont pas souvent enchantés par cette idée », se désole Eulalie Gbèdè.
Il y a 22 ans, Pélagie Sinsinhoundé, originaire du village de Sèkouhoué dans l’arrondissement de Toviklin-centre, était encore propriétaire de trois quanti de terres. Et d’elles, elle tenait la seule activité génératrice de revenus qui lui offrait une indépendance financière vis-à-vis de son époux. Mais son bonheur aura été de courte durée. Il y a huit ans, elle apprenait que l’entièreté de son patrimoine a été revendue par celui qui le lui a cédé. À ce jour, ses nombreuses tentatives pour récupérer ses terres sont restées vaines.
Lassées de se faire avoir par des propriétaires véreux, les agricultrices préfèrent se rabattre sur la location de terre. En général, la chasse aux terres arables débute à partir de mi-décembre et se poursuit jusqu’en février. Dans les ménages, cette période est propice pour les femmes pour consulter leurs époux sur les propositions de bail reçues. L’approbation de ces derniers constitue en effet le signal du processus de contractualisation.
Des terres à potentiel de fertilité douteux
A Tovilkin, il est quasiment difficile d’obtenir un bon rendement agricole sans la fertilisation chimique, ce qui devient trop onéreux pour les agricultrices dont le revenu est encore trop faible. « Pour louer, ce sont généralement des terres déjà pauvres qu’elles trouvent. Étant donné qu’elles ont beaucoup d’enfants et rarement des moyens de déplacement, les femmes n’arrivent pas à parcourir de longues distances pour accéder aux terres fertiles très éloignées des habitations », fait observer Eulalie Gbèdè.
Le coût du bail annuel de la plus petite unité de mesure de superficie du paysan, ‘‘Quanti’’ (30 m2), varie entre 2000 et 4000 FCFA selon la situation géographique, facteur déterminant du potentiel de fertilité des sols. Dans le quartier Toviklin-centre par exemple, le ‘‘Quanti’’ des terres fertiles est cédé entre 2000 et 3000fcfa. En revanche, à Oussoumè, village de l’arrondissement de Tanou-Gola, situé à près de sept kilomètres du centre-ville, les preneurs accèdent au ‘‘Quanti’’ à un prix variable entre 3.000 et 5.000 FCFA. « Quand la terre est fertile, j’utilise au minimum un kilogramme d’engrais pour un ‘‘Quanti’’. Sinon, c’est au minimum trois kilogrammes. Parfois, nous ne trouvons même pas d’engrais à acheter et nous nous contentons de l’utilisation des ordures comme matière organique », s’offusque Sinsinhoundé Pélagie. Seulement, l’effet fertilisant des matières organiques n’est percevable qu’une année plus tard. Pour le moment, le coût du kilogramme de l’engrais chimique oscille entre 700 et 900f CFA.
Le revers de la médaille
La commune de Toviklin s’étend sur une superficie de 120 km2. Selon le dernier recensement de la population réalisé par l’Institut National de la Statistique et de l’Analyse Économique (Insae) en 2013, sa population est estimée à 88 611 habitants avec une densité de 738hab/km2. D’après la monographie de la commune réalisée en mars 2006 par le cabinet Afrique Conseil « les terres agricoles couvrent une superficie de 7.680ha, soit 30,35% de l’ensemble du territoire de la commune ». « La forte densité de la population reste un indice crédible pour appréhender l’ampleur des problèmes fonciers dans une localité. En effet, la petite taille des exploitations ne permet pas aux actifs agricoles la mise en valeur de toutes leurs potentialités… », renseigne le même document. De ce fait, la pratique de la délégation du droit d’usage sur les terres agricoles apparait comme un commerce juteux. « Quand un propriétaire loue sa parcelle moins chère et qu’il constate que la récolte est abondante, il en devient jaloux au point d’augmenter le coût du bail ou de menacer les preneurs d’expulsion », se plaint Jacques Nagonou.
« A une année ou à quelques mois de l’expiration du bail, les propriétaires reviennent nous réclamer de l’argent pour le renouvellement. Quand nous sommes dans l’incapacité de payer, la terre est automatiquement louée ou vendue à une autre personne », explique Danlodji Tchinadou, une agricultrice de Tanou-Gola, originaire de la commune de Djakotomey.
En milieu Adja, la relation entre bailleur et locataire est déterminante pour le renouvellement du contrat de bail. La plupart du temps, dans l’espoir de demeurer dans les bonnes grâces du bailleur, les locataires sont contraints de graisser la patte à celui-ci. Dayou Noumontchi maîtrise mieux le concept. « Quand nous avons de bonnes relations avec les propriétaires, ce sont eux-mêmes qui viennent nous voir pour renouveler le contrat. D’habitude, après la moisson, je leur envoie des produits de ma récolte. En cas de menaces d’expulsion, je vais les voir avec du Sodabi, de l’akassa ou un tissu pour négocier le temps qu’il me reste avant l’expiration du bail », confie-t-elle.
Un véritable travail de Sisyphe
La situation qui prévaut à Toviklin en matière de location de terre n’est nullement inconnue de l’union communale des transformatrices de manioc en gari et ses dérivés. Depuis qu’il a été porté à la tête de cette union composée de 35 coopératives et près de 2000 membres, Jacque Nagonou a déjà vu de toutes les couleurs. Il évoque le cas d’une victime qui a été sommée de libérer une terre louée alors que la récolte s’y trouvait encore. « On a pu récupérer une infime partie. Tout a noirci faute d’épluchage à temps. Normalement, si elle avait laissé le manioc, sur 8 ‘‘Quanti’’, on devrait avoir environ trois bassines par ‘‘Quanti’’. Mais elle n’en a obtenu que neuf au total », regrette Jacque Nagonou.
C’est d’ailleurs pour cette raison que Pélagie Sinsinhoundé a abandonné l’agriculture au profit de la commercialisation des galettes d’arachide. « Les expulsions sans préavis nous font perdre beaucoup d’argent. Nous accumulons de lourdes dettes à telle enseigne qu’en début de nouvelle saison, nous manquons de quoi relancer les travaux champêtres », détaille la quarantenaire.
Les hommes en émissaires
À Toviklin, la réalité des pratiques de délégation de droit d’usage contredit lourdement les dispositions de l’article 363 du Code Foncier et Domanial (CFD). « La délégation doit être constatée par un écrit rédigé devant témoins. Cet écrit précise l’accord des parties sur les conditions d’octroi et de jouissance des droits d’usage délégués tels que définis à l’article 4 du présent code. Dans tous les cas, la consultation de la section villageoise de gestion foncière est requise dans les localités où il en existe déjà, à peine de nullité de l’acte de transfert de droit d’usage », peut-on lire dans l’article sus-mentionné. Dans la réalité, les chefs de villages ou de quartiers de villes encore chefs des sections villageoises de gestion foncière (Svgf), sont écartés du processus de délégation du droit d’usage.
« Les femmes viennent rarement se plaindre pour des conflits issus de location de terre ou métayage », fait observer le responsable du tribunal de conciliation de la commune de Toviklin, Paulin Akpo. Annuellement, cette instance de gestion des litiges fonciers et domaniaux n’enregistre que 10 à 20 plaintes liées à la délégation des droits d’usage sur les terres agricoles. Dans le lot, on dénombre à peine cinq femmes. « La situation des femmes est très voilée ici. Parce qu’elles se sentent lésées ou considèrent qu’elles ne peuvent pas se plaindre directement aux autorités en cas de conflits, elles se protègent à travers leurs fils, époux, neveux ou cousins pouvant porter leur voix », renchérit le Maire de Toviklin, Rigobert Tozo.
Des obstacles à la formalisation
La formalisation des contrats de délégation de droit d’usage en général, et ceux de la location de terre en particulier, est méconnue de la grande majorité des populations de Toviklin. Paradoxe tout de même, les chefs de la Section villageoise de gestion foncière dont les compétences sont sollicitées dans le processus de formalisation des contrats, ignorent l’existence des documents requis en la matière. « Les négociations se font entre les deux parties sans que nous en soyons informés. C’est uniquement pour l’achat de terrain qu’ils viennent vers nous », indique Edah N’Tekpo, chef de la section villageoise de gestion foncière du village Dansouhoue. Selon Benoît Komabou, Chef service Affaires Domaniales, Foncières et Environnementales de la Mairie de Toviklin, les parties s’entendent sur les modalités (localisation de la terre, contrepartie, durée, …). Dès lors que l’accord est conclu, il est traduit par écrit sur un imprimé mis à leur disposition par la mairie. Le bailleur, le preneur et les membres de la Svgf apposent leur signature et le contrat de bail ainsi établi doit être enregistré. À en croire l’ancien Directeur de la formation de l’Agence Nationale du Domaine et du Foncier (Andf), Xavier Zola, aucune des lois qui régissent le foncier au Bénin ne fixe les tarifs des documents de formalisation des contrats de droits d’usage. « De manière générale, c’est la loi des finances qui fixe les prix à appliquer. Depuis 2020, elle a prévu que ce soit un arrêté pris par le ministre des finances qui indique les coûts des actes fonciers et autres prestations y relatives. Malheureusement, ledit arrêté est resté muet sur la question », renseigne l’expert spécialiste en sécurisation foncière du Projet de Sédentarisation des troupeaux de Ruminants au Bénin (ProSeR).
« Il s’avère nécessaire d’œuvrer à faire évoluer les mentalités pour intégrer la nécessité d’établir les contrats de bail systématiquement en présence d’exploitation de droit d’usage d’une terre à des fins agricoles ou non. Le concept doit encore être clarifié et reprécisé sur de nombreux aspects de manière à le renforcer et à lui permettre de prendre toute sa place et de jouer son rôle en tant qu’outil qui contribue à la sécurisation foncière et à la production agricole », préconise Xavier Zola.
Nadine BEHANZIN (Coll)