« Nous nous appuyons sur le potentiel de l’IA pour accélérer le développement de l’Afrique », selon Hicham El Habti, Université Mohammed VI Polytechnique

28 mai 2024

Fondée en 2017 avec la volonté de donner les outils à la jeunesse africaine pour que celle-ci puisse prendre sa part dans le développement et la croissance du continent, l’Université Mohammed VI Polytechnique, appelée Um6p a installé son campus à Benguerir, près de Marrakech. Tournée vers l’innovation et la recherche appliquée cette jeune université déploie une stratégie où se mêlent technologies – elle dispose d’un centre IA ultra-performant – expérimentation et nécessaire lien avec le terrain. Une Université aussi tournée vers l’international puisqu’après Paris, c’est au Canada et en Côte d’Ivoire qu’elle devrait essaimer, annonce son président, Hicham El Habti.

Quel est le rôle de l’Université que vous présidez ?
La signature de l’Université c’est empowering minds. Ce motto concrétise le mandat qui est le nôtre depuis la création de l’Université et l’inauguration par sa Majesté en 2017 d’accompagner la jeunesse africaine dans la perspective de faire face aux défis auquel le continent est confronté. L’Afrique subit les conséquences du changement climatique alors que l’Afrique n’est responsable que d’une infime partie des émissions de gaz à effet de serre. Au lieu de rester immobile et de subir, nous avons la volonté de donner les outils pour que cette jeunesse africaine prenne le destin du continent en main. Cela relève d’une ambition beaucoup plus globale car pour nous l’Afrique va être la solution de toutes ces problématiques et cela, pour le compte du monde entier. Concernant la sécurité alimentaire, plus de 60% des terres arables non encore utilisées sont en Afrique. La sécurité alimentaire passe par une meilleure productivité et l’utilisation de terres non encore utilisées, or ces terres se situent en Afrique. Cela nécessite une nouvelle façon de faire de la révolution verte en apportant de la technologie, une meilleure compréhension des besoins du sol, des plantes... pour être dans une approche durable. Pour se faire, il y a besoin de développer des technologies, des innovations. Nous avons un parti pris : si les technologies sont globales, les innovations doivent être locales pour prendre en considération la réalité du terrain. Il faut, pour cela, être en lien avec tous les centres de recherche au niveau mondial car la science n’a pas de frontière. C’est le propre d’un laboratoire de recherche de former les jeunes avec pour ambition d’aider au développement de ces technologies, mais toujours en conservant l’objectif de les transformer en innovations locales à impact. Cela vaut pour les problématiques de l’eau, de l’agriculture, de la captation du carbone... Pour y parvenir, plusieurs initiatives ont vu le jour.

Quels liens tissez-vous avec d’autres organismes ?
Nous avons un programme, « Excellence in Africa », issu d’un partenariat entre L’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne et l’Um6p qui vise à former une centaine de doctorants africains, sur des thématiques du continent - c’est-à-dire que les sujets doivent rester liés aux problématiques auquel l’Afrique fait face. Cette initiative a pour objectif de former la future génération de chercheurs de l’Afrique. Nous sommes en train de finaliser la seconde promotion des doctorants.
L’autre initiative est menée avec RU Forum, réseau de plus d’une centaine universités africaines dans le domaine de l’agriculture, qui permet d’obtenir des financements pour la formation des futurs ingénieurs agronomes et qui prend également en considération le volet entreprenariat dans l’agriculture. Cela permet de développer une startup dans l’agriculture et ne pas reconduire simplement une agriculture vivrière comme c’est le cas en Afrique. Voilà deux exemples de projets qui visent à donner à la jeunesse tous les outils pour qu’elle puisse se prendre en main.

Ces partenariats projettent déjà, d’une certaine façon, l’Um6P à l’international. Cependant, vous avez imprimé un peu plus votre présence en dehors de l’Afrique en ouvrant, voici quelques mois, un établissement en France. Si on imagine aisément les raisons de ce choix, qu’elles en sont les motivations profondes ? Et plus largement, quelle est votre ambition à l’international ?
La France, effectivement, est une destination presque naturelle. 46.000 étudiants en France sont d’origine marocaine. La plupart de nos chercheurs, même ceux de la diaspora, ont effectué, durant leurs études supérieures, un passage par la France. Il y a un réflexe naturel à aller en France. Et puis, au travers de notre fondation, nous accompagnons chaque année plus de 200 jeunes marocains qui ont intégré les grandes écoles françaises. Il existe donc un lien très fort avec cette communauté. Et pour être au plus près de ses besoins, nous avions besoin d’un lieu. Certains chercheurs marocains sont également intéressés pour renforcer les liens que ce soit avec le CNRS ou avec l’INRAE, avec lequel nous avons signé il y a quelques semaines une lettre d’intention. Nous travaillons également avec toutes les grandes écoles parisiennes en plus des universités. Mais l’UM6P France ce n’est pas que la France, c’est l’Europe. Une antenne va voir également le jour au Canada où se trouve aussi une forte communauté marocaine. Une troisième antenne va s’installer aussi en Côte d’Ivoire, à Yamoussoukro, en Côte d’Ivoire, principalement tournée vers le digital dans l’agriculture, dans le but de former les jeunes à l’imagerie satellite ce qui leur permettra de mieux appréhender les rendements agricoles. Cette antenne, qui nous permettra d’appuyer notre présence en Afrique de l’Ouest, n’est pas encore finalisée, nous achevons les travaux au mois de juin et nous prévoyons une ouverture en septembre 2024.
Souhaitons-nous aller plus loin ? La réponse est oui. L’Afrique de l’Est, qui représente un potentiel très important avec le Kenya, le Rwanda, la Tanzanie,... tout comme l’Asie représentent nos probables prochains terrains de développement.

Vous disposez d’un centre dédié à l’intelligence artificielle, assez performant. Aujourd’hui l’IA est un sujet transverse - qui concerne aussi bien l’industrie, l’agriculture, la santé... Pour autant il existe aussi plusieurs types d’IA, dont l’IA générative. Tout comme il existe des questions d’acceptabilité. Quels sont les axes prioritaires de votre stratégie en matière d’intelligence artificielle ?
Vous avez souligné le point essentiel : il faut considérer l’IA comme une technologie transverse. Nous allons ouvrir bientôt un hôpital - puisque nous avons une faculté de médecine - et nous l’avons imaginé comme une source de données. Grâce aux modèles, dont l’IA, nous allons pouvoir mieux cibler les traitements, les médicaments... L’Afrique est vierge en termes de données - elle représente moins de 2% de la collecte génétique collectée contre 60% pour les Européens - et nous considérons cela comme une opportunité. Nous nous appuyons sur le potentiel de l’IA pour accélérer le développement de l’Afrique.
Vous avez également raison de souligner la question de l’acceptabilité par la population. Pour cela, il nous faut déterminer un autre business-modèle et nous devons être transparents sur la question de la propriété de la donnée. C’est fondamental. N’y a-t-il pas un partage de la valeur à imaginer ? L’autre sujet essentiel est celui de l’éthique.

Souvent se pose la question de savoir si l’Afrique doit directement passer à des modèles 4.0 ou au contraire, ne surtout pas s’affranchir d’une seule étape qui mène au développement...
Le meilleur exemple qui répond à cette question est celui du mobile. Là où il n’y avait pas de ligne téléphonique fixe, c’est le mobile qui a été la solution adoptée. C’est cela que l’Afrique doit faire : aller directement à l’étape d’après. En anglais, c’est ce que l’on appelle le leap frog. Nous ne devons pas refaire le chemin mais transformer les contraintes en opportunités.

La diaspora est très tournée vers l’entreprenariat et semble peu retenue par les freins qui pourraient empêcher la réussite de leur entreprise...
Cette question me rappelle deux faits soulignés par des chercheurs. Y a-t-il plus entrepreneurs que ces jeunes qui traversent la Méditerranée pour aller en Europe en prenant des risques ? Que mettent-ils en jeu ? Leur vie. Les startuppeurs, eux, mettent en jeu un peu d’énergie, d’argent... s’ils perdent, cela n’a pas la même valeur. D’autre part, tout ce que l’on appelle ubérisation, en Afrique nous appelons cela l’économie informelle. Cela fait partie de l’ADN du continent africain de se prendre en main, de se débrouiller avec les moyens existants. Nous considérons l’entreprenariat comme un état d’esprit. On peut être entrepreneur tout en étant salarié, fonctionnaire, père ou mère de famille. C’est une prise de risque, une sortie de sa zone de confort. Notre rôle est de leur donner les outils.

Comment accompagnez-vous ces entrepreneurs ?
Il y a plusieurs façons de les accompagner. D’abord en termes de narratif, de discours. Ensuite nous avons un campus, baptisé StartGate, l’équivalent de Station F, qui déploie divers programmes développés avec des partenaires et qui accompagne sur l’ensemble du processus de création, depuis l’idéation. Puis nous lançons des défis, des challenges. L’un d’entre eux est consacré au changement climatique où nous demandons aux jeunes de trouver des solutions pour transformer cette contrainte en opportunité de startup. Nous les accompagnons aussi en termes de financement, via notre fonds UM6P Ventures, qui outre le soutien financier, veille également à les mettre en relation avec d’autres investisseurs.

Les liens entre l’Afrique et l’Europe sont aujourd’hui davantage équilibrés, l’Afrique possédant des expertises et de l’expérience sur des sujets - comme la sécheresse, l’aridité climatique - que l’Europe découvre. Quel regard portez-vous sur l’évolution de cette relation entre les deux continents ?
Il est vrai que les frontières vont devenir de plus en plus poreuses en termes de transfert de technologies. Ce n’est plus le Nord vers le Sud, nous sommes tous dans le même bateau. Il faut pour cela une forme d’humilité, de transparence et de partage.



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